Chapitre 2
Quand je me réveillai, j’étais seule dans notre lit. Les yeux encore lourds de sommeil, je jetai un coup d’œil alentour ; Bones n’était pas dans la chambre. Poussée par la curiosité, je descendis et le trouvai sur le canapé du salon.
Bones regardait par la fenêtre, les yeux rivés sur la chaîne montagneuse au loin. Les vampires pouvaient rester des heures assis sans bouger, aussi immobiles qu’une statue. Bones avait d’ailleurs la beauté d’une œuvre d’art. Sous la lumière de la lune, ses cheveux, d’ordinaire brun foncé, prenaient une teinte plus claire. Il avait abandonné le blond pour sa couleur naturelle dans l’espoir de moins attirer l’attention en mission. Les rayons argentés mettaient également en valeur les reliefs de sa peau cristalline et soulignaient sa carrure élancée et musclée. Ses sourcils foncés s’accordaient presque à la couleur de ses yeux, lorsque ces derniers ne brillaient pas de cette lueur verte propre aux vampires. Le jeu d’ombres accentua encore la perfection de ses pommettes quand il tourna la tête et me vit, debout à côté de lui.
— Salut. (En sentant la tension dont il emplissait l’air, je serrai la robe de chambre que j’avais enfilée.) Quelque chose ne va pas ?
— Rien du tout, ma belle. En fait, je suis un peu nerveux.
Cette déclaration me rendit perplexe. Je m’assis à côté de lui.
— Tu n’es jamais nerveux.
Bones sourit.
— J’ai quelque chose pour toi. Mais je ne sais pas si tu en voudras.
— Pourquoi est-ce que je n’en voudrais pas ?
Bones se laissa glisser au bas du canapé pour s’agenouiller devant moi. Je ne comprenais toujours pas. Ce ne fut qu’en voyant la petite boîte de velours noir dans son autre main que je saisis où il voulait en venir.
— Catherine. (Dans l’hypothèse où je n’aurais pas encore deviné de quoi il s’agissait, le fait de l’entendre m’appeler pour la première et unique fois par mon véritable prénom aurait suffi à me mettre la puce à l’oreille.) Catherine Kathleen Crawfïeld, voulez-vous m’épouser ?
Ce n’est qu’à ce moment-là que je me rendis compte à quel point j’avais désiré entendre Bones prononcer ces mots. D’accord, nous étions mariés selon la loi des vampires, mais voir Bones s’entailler la main, la poser sur la mienne et déclarer que j’étais sa femme était assez loin de mes rêves de petite fille et de mariage en blanc. Sans compter que Bones l’avait fait pour éviter un affrontement général dont j’étais la cause entre les membres de sa lignée et ceux de celle de Ian, son ancien Maître.
Mais quand je vis Bones devant moi, tous mes rêves d’enfant se réalisèrent. D’accord, Bones n’avait pas vraiment le profil d’un prince charmant : c’était un ancien gigolo devenu vampire et tueur à gages, mais aucune héroïne de conte de fées n’aurait pu ressentir ce que je ressentais à ce moment précis, l’homme que j’aimais à la folie se tenant agenouillé devant moi et me demandant de devenir sa femme. J’étais si émue que j’en avais la gorge serrée. Je n’en revenais pas d’être aussi chanceuse !
Bones émit un son à la fois amusé et exaspéré.
— C’est le moment que tu choisis pour rester muette comme une carpe ? Si cela ne te fait rien, je te saurais gré de me donner une réponse. Cette attente me tue.
— Oui.
Les larmes me montèrent aux yeux alors que je commençais à rire, submergée par la joie qui explosait en moi.
Je sentis un objet dur et froid glisser le long de mon doigt. J’arrivais à peine à le voir, car ma vision était troublée par les larmes, mais j’aperçus un éclair rouge.
— J’ai fait tailler cet anneau il y a près de cinq ans, dit Bones. Je sais que tu penses que j’ai été forcé de me lier à toi, mais ce n’est pas vrai. J’ai toujours eu l’intention de t’épouser, Chaton.
Pour la millième fois sinon plus, je regrettai d’avoir quitté Bones comme je l’avais fait quelques années auparavant. J’avais voulu le protéger. En fait, je n’avais réussi qu’à nous faire souffrir tous les deux sans raison.
— Comment se fait-il que l’idée de me demander en mariage t’ait rendu nerveux, Bones ? Je donnerais ma vie pour toi. Pourquoi est-ce que je refuserais de te donner ma main ?
Il m’embrassa, longuement et profondément, et ne me répondit que lorsque j’éloignai mes lèvres des siennes pour reprendre mon souffle.
— En tout cas, moi, c’est bien ce que j’ai l’intention de faire, chuchota-t-il.
Un peu plus tard, j’étais allongée contre lui, ses bras autour de moi, attendant l’aube qui était proche.
— Tu veux qu’on s’évade, ou tu préfères un mariage en grande pompe ? demandai-je d’une voix endormie.
Bones sourit.
— Tu connais les vampires, mon chou. On aime sortir le grand jeu. Et puis je sais que notre union façon vampire ne ta pas fait l’effet d’un véritable mariage, alors je veux t’offrir une cérémonie digne de ce nom.
Je poussai un grognement amusé.
— Waouh, un mariage princier ! Je sens qu’on va s’amuser pour commander le menu au traiteur. Entrées au choix : bœuf ou fruits de mer pour les humains, viande crue et membres humains pour les goules… et un tonneau de sang tout chaud au bar pour les vampires. Bon Dieu, je vois d’ici la tête de ma mère.
Le sourire de Bones se fit diabolique et il se redressa d’un bond. Intriguée, je le regardai traverser la pièce et composer un numéro sur son portable.
— Justina ?
En entendant le nom de ma mère, je me précipitai sur lui. Bones s’enfuit en courant et continua à parler en se retenant de rire.
— Oui, Bones à l’appareil… Allons, ce n’est pas très gentil de m’appeler comme ça… Hmm, je pourrais vous retourner le compliment…
— Donne-moi ce téléphone ! ordonnai-je.
Il ne me prêta aucune attention et continua à s’éloigner pour être hors de ma portée. Depuis sa mésaventure avec mon père, ma mère vouait aux vampires une haine pathologique. Elle avait même essayé – par deux fois – de faire tuer Bones, ce qui expliquait pourquoi il prenait un tel plaisir à lui rendre la monnaie de sa pièce.
— En fait, Justina, je ne vous appelle pas pour le plaisir de discuter de mes travers d’assassin mort-vivant… et de gigolo dégénéré, puisque vous y tenez. D’ailleurs à ce propos, est-ce que je vous ai déjà dit que ma mère aussi était une prostituée ? Non ? En fait, je descends d’une longue lignée de prostituées, quand on y pense…
Je manquai de m’étouffer en entendant Bones dévoiler ce pan de son passé à ma mère, qui devait être au bord de l’apoplexie à l’autre bout du fil.
— J’appelais pour vous apprendre la bonne nouvelle. J’ai demandé sa main à votre fille et elle a accepté. Félicitations, vous m’aurez bientôt officiellement pour gendre. Bon, vous voulez que je vous appelle maman tout de suite, ou vous préférez que j’attende le jour du mariage ?
Je plongeai vers lui dans une tentative désespérée et réussis enfin à le faire tomber en faisant sauter le téléphone de sa main. Bones riait à perdre haleine et dut s’arrêter pour reprendre sa respiration.
— Maman ? Tu es là ? Maman ?
— Laisse-lui une minute, Chaton. Je crois quelle s’est évanouie.
Certains jours, l’idée que je ne serais jamais mère m’emplissait de nostalgie. Bien sûr, mon père avait réussi à mettre ma mère enceinte, mais uniquement parce qu’il venait tout juste d’être transformé ; en temps normal, les vampires sont incapables de se reproduire. Je ne prendrais jamais le risque de transmettre mes anomalies génétiques à un enfant par insémination artificielle, et l’instabilité de mon mode de vie me dissuaderait toujours d’en adopter un.
Néanmoins, à cet instant précis, j’étais heureuse de ne pas être mère. J’avais connu des moments effrayants en traquant les vampires et les goules, mais la vision de ces hordes d’enfants hurlants carburant au glucose et sautant d’un jeu vidéo à un autre, sans me laisser la moindre échappatoire, était proprement terrifiante.
Bones se trouvait à l’extérieur du centre récréatif Geronimo Stilton, le petit veinard, pour éviter que sa puissance le trahisse. Les autres vampires sentaient sa présence, donc il surveillait habituellement les lieux jusqu’à ce que la fête commence et que notre cible sache qu’elle était poursuivie. Je n’avais pas l’aura typique des morts-vivants, dont les manifestations allaient de l’électricité statique à l’électrocution pure et simple, selon la force du vampire. Non, mon cœur battait et je respirais, ce qui me donnait un air faussement inoffensif… aux yeux de ceux qui ne savaient pas à quoi s’attendre, en tout cas.
Pour paraître encore plus banale, je portais des vêtements très sobres qui dissimulaient presque entièrement ma peau. Après tout, je ne jouais pas le rôle de l’appât, je n’avais donc pas à porter ma tenue habituelle de garce. C’était Belinda qui arborait un petit haut décolleté et un jean taille basse qui révélait une portion non négligeable de son ventre. Elle s’était fait boucler les cheveux et s’était maquillée, ce qui était exceptionnel, car en tant que prisonnière de Don elle n’avait que rarement l’occasion de sortir.
À la voir avec ses cheveux blonds, sa moue boudeuse et ses courbes affolantes, personne ne pouvait deviner qu’elle était une vampire, d’autant plus que nous étions en plein jour. Même ceux qui étaient susceptibles de croire à l’existence des morts-vivants pensaient toujours que les vampires ne pouvaient sortir que la nuit, mais c’était faux, tout comme la croyance selon laquelle ils dormaient dans des cercueils, étaient allergiques aux symboles religieux ou pouvaient être tués à l’aide d’un simple pieu en bois.
Le petit garçon à côté de moi me tira par le bras.
— J’ai faim, déclara-t-il.
J’étais déconcertée.
— Mais tu viens de manger.
Il leva les yeux au ciel.
— M’dame, c’était il y a une heure.
— Appelle-moi maman, Ethan, lui rappelai-je en affichant un grand sourire tandis que je sortais de l’argent de ma poche.
C’était la mission la plus étrange à laquelle j’avais jamais participé. Où Don avait-il bien pu dénicher un petit garçon de dix ans pour jouer les figurants ? Je n’en avais pas la moindre idée. Mais il s’était arrangé pour qu’Ethan vienne avec nous, en disant que si nous passions plusieurs heures sans enfant dans un parc d’attractions notre cible finirait par nous soupçonner d’être au mieux des pédophiles, au pire des chasseurs de vampires.
Ethan m’arracha les billets des mains sans me laisser le temps de faire le tri.
— Merci ! dit-il avant de filer vers le marchand de pizzas.
Bon, au moins, ça avait l’air authentique. J’avais vu des enfants faire la même chose avec leurs parents toute la journée et la veille également. La vache, entre la nourriture et les parties de jeux vidéo, j’avais dépensé plus d’argent en deux jours que lors d’une mission d’une semaine passée à enchaîner les gin tonics. Au moins, c’était le gouvernement qui payait, pas moi.
Le centre de loisirs était un bâtiment de plain-pied, ce qui me facilitait les choses pour garder un œil sur Belinda sans avoir à la serrer de trop près. Elle se trouvait à gauche de la porte d’entrée, et faisait une partie de skee-ball. Elle exécuta un nouveau tir parfait au centre des cercles. Les lampes de la machine s’éteignirent et de nouveaux tickets sortirent de la fente latérale de l’appareil. Belinda en avait une pile à ses pieds, et elle était entourée d’une foule d’admirateurs, adultes comme enfants.
Malheureusement, aucun autre vampire ne se trouvait là, en dépit de la disparition, trois semaines plus tôt et en ce même endroit, d’une famille entière. Mais aucune des personnes présentes aujourd’hui n’en savait rien. C’était uniquement parce qu’une caméra de sécurité avait filmé une paire d’yeux verts et brillants dans le parking que Don en était venu à soupçonner que des vampires étaient impliqués dans la disparition de la famille.
Les tueurs morts-vivants étaient très sédentaires pour ce qui touchait à leurs terrains de chasse. Ce comportement me semblait totalement dénué de sens. Sans cette habitude qu’avaient les vampires et les goules de revenir sur les lieux de leurs méfaits, la branche spéciale de la Sécurité nationale dirigée par mon oncle aurait été au chômage depuis longtemps. Certains morts-vivants n’avaient pas la présence d’esprit d’imiter l’éclair et de ne jamais frapper deux fois au même endroit.
Mon portable se mit à vibrer. Je le détachai de ma ceinture, lui jetai un coup d’œil… et souris. Le numéro qui clignotait était le 911, ce qui signifiait qu’un vampire venait d’être repéré dans le parking. Je gardai un œil sur Ethan tout en me dirigeant vers Belinda. Elle me lança un regard irrité lorsque je posai la main sur son bras.
— C’est parti, murmurai-je.
— Ne me touche pas, répondit-elle sans se départir de son charmant sourire.
Je serrai son bras au lieu de retirer ma main.
— Si tu tentes quoi que ce soit, je te tue. À condition bien sûr que Bones ne me devance pas.
Les yeux de Belinda lancèrent des éclairs verts le temps d’une seconde, puis elle haussa les épaules.
— Encore dix ans et je n’aurai plus à te supporter.
Je la lâchai.
— Exact. Alors ne fiche pas en l’air un accord que nous n’aurions jamais dû te proposer.
— Tu n’es pas censée t’éloigner de moi, Faucheuse ? siffla-t-elle. (Elle avait parlé si bas que je l’avais à peine entendue.) Tu ne voudrais tout de même pas effrayer le poisson, si ?
Je jetai à Belinda un long regard froid avant de lui tourner le dos et de m’éloigner. Ma menace était on ne peut plus sérieuse. Si Belinda tentait quelque chose au cours de la mission et mettait en danger la vie d’un seul des nombreux enfants présents, je la tuerais. Mais comme dit le proverbe, nous lui fournissions tout le nécessaire pour qu’elle creuse sa propre tombe. Nous n’avions plus qu’à attendre de voir si elle s’enterrerait elle-même.
Je me dirigeais vers Ethan lorsque mon portable vibra de nouveau. Je le regardai et fronçai les sourcils. Un autre 911. Cela voulait dire qu’il y avait deux vampires. Voilà qui compliquait tout.
J’arrivai auprès d’Ethan et le gardai à l’œil tout en surveillant la porte. Bientôt, je vis deux hommes entrer ; leur peau et leurs mouvements résolus indiquaient clairement qu’il s’agissait de nos deux vampires.
De nouveau, je balayai d’un regard irrité l’intérieur du centre de jeux. Avec tous les enfants présents, c’était le pire endroit possible pour affronter des morts-vivants. Si j’avais joué le rôle de l’appât, j’aurais tenté d’entraîner les vampires sur le parking afin de minimiser les risques pour le public. Mais Belinda n’aurait certainement pas ce genre de délicatesse. Je n’avais pas le choix, j’allais devoir essayer de l’aider.
Je saisis la main d’Ethan.
— C’est l’heure, lui dis-je.
Ses yeux bleu-vert s’agrandirent.
— Les méchants sont là ? murmura-t-il.
Je doutais que Don ait expliqué à Ethan – ou à ses parents, qui devaient être fous à lier pour laisser leur fils participer à ce genre de missions – la nature exacte des « méchants » que nous pourchassions. Et je n’avais aucune intention de me lancer dans des explications.
— Tu ne me quittes pas des yeux, tu te rappelles ? lui dis-je d’une voix douce mais ferme. Tout va bien se passer.
Il hocha la tête, prenant manifestement son courage à deux mains.
— D’accord.
Quel bon petit.
Mon portable vibra de nouveau, et une nouvelle série de chiffres clignota sur l’écran : « 911 - 911 ».
— Oh, m… zut, me rattrapai-je de justesse.
Ethan me regarda en clignant des yeux.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je serrai sa main plus fort.
— Rien.
C’était un mensonge, bien sûr. Je levai les yeux à temps pour voir un troisième vampire passer la porte. Puis un quatrième. J’aperçus Belinda qui interrompait sa partie pour les regarder, avant de sourire. De toutes ses dents.
L’après-midi s’annonçait mouvementé.